C'est un grand jour dans les Dédales. Un navire de marchandises de très piètre qualité vient tout juste de débarquer en ville. Évidemment, il est impensable vendre ces déchets ailleurs que dans les Dédales. Mais qui dit cochonnerie pour un, dit trésor pour l'autre. Ainsi, c'est la caverne d'AliBaba qui se dévoilait dans les marchés. Il y a des pauvres, mendiants, ivrognes et autres rebuts de la société qui se battent pour obtenir, à prix dérisoire, les plus beaux objets - la beauté c'est subjectif, ne l'oubliez pas.

C'est donc dans ce zoo que vous débarquez, dans l'espoir d'obtenir quelques informations sur ce vieux fou en question..

Les Dédales n'étaient pas le quartier préféré de Sil mais, quitte à choisir entre une journée sur la Falaise et une matinée dans les Dédales, le choix était vite fait. Néanmoins, elle n'était pas habituée à se promener dans cet endroit, et elle se sentait un peu mal à l'aise. Trop de bruit, trop de monde. Heureusement, Neptuun était là. Elle était toujours là, en fait. Jamais elle ne la lâchait d'un pouce, et cela ne tenait pas uniquement en ce que son apparence effrayât le bon peuple de Fort-de-Fleuve. Sa présence rassurait Sil, et pas qu'un peu. Elle fit signe à la grande chienne blanche de la suivre et osa enfin s'engager dans la foule. Elle déambula entre les stands et leurs marchands, jetant ça et là des coups d'oeils distraits sur les produits qui attiraient l'attention de tous - excepté Sil. Ce n'était pas les objets matériels qui l'avaient amenée ici.

Aujourd'hui était son jour de congé. Elle avait le choix entre traîner dans la ville ou rester chez elle. Elle avait presque espéré que la saison des Pluies soit fidèle à elle-même, c'est-à-dire qu'elle amène un espèce d'orage sur la région, afin que Neptuun et elle aient une bonne raison de s'enfermer à l'intérieur. Malheureusement, le temps était au beau fixe. De toute manière, Sil ne faisait pas confiance à ces diseurs de bonne aventure qui prétendaient prédire les phénomènes météorologiques, elle jugeait cela impossible. Ce qui ne l'avait pas empêché d'en questionner un le soir précédent. En parlant de magie... c'était un peu cela qui l'avait attirée ici. Cela et la curiosité. Elle avait entendu parler d'un vieil homme habitant les Dédales, qui connaîtrait le secret de la magie. La question intéressait Sil comme n'importe quel autre Fleuvien, et elle mettait un peu d'animation dans sa vie monotone. Si on lui avait prédit, quelques années plus tôt, que la vie de liberté dont elle rêvait serait presque aussi ennuyeuse que celle que ses parents lui avaient choisie... elle aurait supposé un passage trop longtemps prolongée dans une taverne ourgognoise. À présent, elle se sentait un peu stupide. Tout semblait bon pour animer ses journées. La jeune femme coula un regard vers sa chienne, qui trottinait à ses côtés en humant l'air autour d'elle d'un air intéressé. Au moins faisait-elle une heureuse.

Plus elle marchait, plus elle avait envie de rebrousser chemin. Elle avait espéré trouver le fameux vieillard dans le coin, mais... rien ne lui disait qu'il traînait près du marché. S'il en savait autant que cela sur la magie, peut-être préférait-il se faire discret. Les soldats étaient moins rares dans ces quartiers, mais savait-on jamais ? Si le roi apprenait l'existence et le secret de cet homme... Pour autant qu'il existe bien. Car Sil avait beau chercher, elle ne voyait pas de vieil homme mystérieux. Elle s'arrêta à un croisement et soupira, les mains sur les hanches. Qu'espérait-elle ? Qu'un petit bonhomme tout rabougri allait lui faire de grand signe à l'aide d'une pancarte "Ici : vieux magicien" ? Sil se passa une main sur le front afin de le dégager. Elle commençait à avoir chaud, à force de marcher avec tous ses vêtements sur le dos, et sa franche était humide de transpiration. Elle s'apprêtait à rebrousser chemin, lorsqu'elle constata... que Neptuun n'était plus là.

"Neptuun ?" avança-t-elle sur un ton peu assuré, puis d'une voix plus forte : Neptuun ! Au pied !"

Elle fit quelques pas incertains, ignorant la direction qu'avait prise la chienne. Un aboyement la guida. Sil sursauta, avant de suivre la direction du bruit. Autour d'elle, les clients et les marchands semblaient se resserer un peu plus à chaque pas.

"Pardon... Excusez-moi, pardon... Exc... NEPTUUN !"

Elle avait presque hurlé, dans un sursaut. La chienne s'était dangereusement approchée d'un homme, qu'elle reniflait avec intérêt. Pour Sil, le danger se situait en ce que la plupart des gens étaient superstitieux, et donc hostiles aux chiens blancs, symboles de malheur. Elle ne voulait pas que Neptuun soit blessée. Elle la rattrapa en quelques enjambées, courant presque pour arriver à la hauteur de l'homme... et remarqua qu'il s'agissait d'un vieillard.

"Je suis désolé, elle n'est pas méchante... J'espère qu'elle ne vous a pas dérangé", s'excusa-t-elle.

Elle jaugea le vieillard du regard et songea qu'il s'agissait peut-être de celui qu'elle cherchait. Elle se sentit tout de suite plus stupide. Quelle idée ! Que devait-elle faire, lui demander sur le ton de la conversation s'il s'y connaissait en magie ? Peut-être cet homme n'existait-il même pas... Et pourtant, Sil avait envie d'y croire...

"Vous, euh..." balbutia-t-elle, car elle ne savait pas comment amener le sujet. "Je... je me demandais si on pouvait trouver des gemmes par ici. Vous vous y connaissez un peu ?"

Elle grimaça aussitôt. Comme entrée en matière, on faisait mieux. Mais elle ne savait pas par où commencer, comment aborder le sujet... Elle attendit une réponse en espérant qu'il ne se vexerait pas d'une approche aussi directe.

Dans le marché, on regardait étrangement ce jeune homme bizarrement accoutré accompagné de, rien de moins, qu'un chien blanc. Systématiquement, on le laissait passer. Les mères cachaient leurs enfants sous leur jupes, de vieilles dames détournaient le regard... Décidément, Sil et sa chienne n'étaient pas les bienvenus dans ce quartier. Les seules personnes qui étaient intéressées étaient les marchands qui, voyant que le scribe n'était pas habillé de haillons, le hélaient, mettant des objets quelconques dans leur mains pour lui montrer, tentant désespérément de l'attirer vers eux. Même si c'était peine perdue, ils ne s'arrêtaient pas. Ils savaient qu'ils pouvaient facilement faire leur ventes de la journée avec toutes les perles que Sil devait avoir en sa possession.

Malheureusement pour le jeune scribe, Neptuun décida d'aller faire un petit tour dans les environs et dénicha un vieillard. Mais celui-ci n'avait pas été très content de se faire trouver ainsi. Il tenta d'esquiver gentiment la bête pour qu'elle le lâche, mais sans succès. Lorsque la chienne aboya, son vieux coeur fragile failli faire une crise, mais en voyant son maître arriver, il se calma grommela quelques mots.

« Sé pô c'tu fé a'c une bétt paheil ti'gars...»

Et lorsque Sil parla de gemmes, le vieillard se mit à rire a gorge déployée, montrant qu'il ne lui restait que quelques dents noires dans la bouche.

« Hahahahaha. C'la meilleuh qu'j'ai 'tendu icitte! Dé djèmz! A'c quoi d'aut'.. dl'ôr tu 'har'he? Hahahaha »

Certains passant se mirent à sourire à leur tour. Et il ne cessait de rire, de rire, de rire et de rire. Jusqu'à ce que qu'il s'étouffe et crache quelque chose d'informe avec une horrible couleur sur le sol. Profitant du fait personne ne s'occupe plus d'eux, il s'approcha de l'oreille de Sil.

« T'di d'allé voué l'vieu Gil. Pahait k'y'a des djèmz dans so' coff'. Y fa' poussé des ch'pignons la-bô...»

Il pointa une direction quelconque avant de s'en aller, laissant Sil et son étrange cabot seuls.

L’homme avait un accent horrible, impossible à déchiffrer. Il lui fallut vraiment tendre l’oreille pour réussir à supposer ce qu’il voulait lui dire. D’ailleurs, Sil mit également quelques instants avant de comprendre que s’il parlait ainsi, c’était parce qu’il lui manquait quelques dents. Il s’esclaffa, dévoilant un sourire ébréché :

« Hahahahaha. C'la meilleuh qu'j'ai 'tendu icitte! Dé djèmz! A'c quoi d'aut'.. dl'ôr tu 'har'he? Hahahaha »

Apparemment, il n’était pas le vieillard recherché. Mais cet homme existait-il vraiment ? Sil se sentit encore plus stupide, d’autant plus que le vieil homme n’était pas le seul à trouver la situation comique. Quelques regards autour d’elle l’informèrent que les passants qui avaient suivi leur conversation souriaient. La jeune femme pinça les lèvres et baissa le nez, dépitée et honteuse. Comment avait-elle pu croire à une telle fable ? Trouve le vieillard au plus profond des Dédales, il te guidera jusqu’ai gemmes… À d’autres ! Tout ça, c’était des contes de bonne femme. Des histoires que l’on racontait aux enfants pour leur laisser un peu de magie, justement. Pour leur permettre de rêver, parce que le roi qui les gouvernait leur enlevait toute forme d’espoir afin de les asservir, et ce depuis des lustres. Il en avait toujours été ainsi, et ce n’était pas maintenant que cela changerait ! Alors pourquoi avait-elle été intriguée par une histoire fantastique comme il y en avait tant ?
Peut-être parce qu’elle aussi avait besoin de sa petite lueur d’espoir…

Le vieux s’arrêta brusquement de rire et cracha à terre. Sil réussit à ne pas faire un bon sur le côté, mais une grimace lui échappa. Elle exécrait ce genre de manières. Elle s’attendait à une nouvelle raillerie, une fois qu’il aurait repris son souffle, mais non. Le vieil homme se rapprocha soudain d’elle, comme pour lui faire une confidence. Sil resta sur ses gardes et, lorsqu’elle comprit qu’il répondait à sa précédente question, elle haussa les sourcils, interloquée. Était-il sérieux ? Cet homme n’était pas le bon… mais peut-être pouvait-il la mener à ce qu’elle cherchait ?
Il lui fallut quelques instants de silence pour comprendre ce que ces mots signifiaient exactement, en raison de l’accent du vieillard. De ce fait, elle n’eut pas le temps de réagir, qu’il s’éloignait déjà.

- Attendez, vous… Vous êtes sérieux ? lança-t-elle.

Mais c’était trop tard, il était déjà loin. Sil baissa les yeux sur sa chienne et soupira. Apparemment, elles étaient bien parties pour un petit tour du côté des Champignonnières.

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