Le boutiquier n’avait aucun client. Pourtant ses prix défiaient toute concurrence ; il était le moins cher de tout Fort le Fleuve. Le problème était qu’il se situait dans les Dédales et que personne ne voulait se rendre ici, sauf les pauvres villageois qui habitaient dans ces mêmes souterrains. Mais ces gens n’achetaient pratiquement jamais de vêtements.

Le magasin était en faillite et la famille Daafrennost risquait de venir chercher son employeur s’il ne remboursait pas ses dettes. Pour se faire un peu d’argent, son employeur allait coudre des vêtements de luxe aux nobles, mais la concurrence était rude. Les nouveaux riches et les nobles n’étaient pas tellement nombreux, et le nombre de grands couturiers spécialisés ne cessait de croitre. Kieren risquait grandement de perdre son emploi dans un avenir proche, mais il rebondirait, comme d’habitude. Son charisme lui avait toujours permis de convaincre sans difficulté ; pour le travail, c’était la même chose, il trouvait des emplois facilement bien qu'il n'eut jamais fait d’étude dans l’académie. Il ne manquait de rien et gagnait bien sa vie en cumulant les emplois. En ce moment, il était vendeur le jour, et gardien de taverne la nuit. Son métier de nuit le maintenait en forme et pendant le jour, le magasin étant le plus souvent vide, il s’entraînait. Il était donc dans une grande forme physique et pouvait devenir soldat s’il avait envie ; or ce n’était pas le cas.

Un jour, alors qu'il jouait avec des amis dans la rue, une dizaine de soldats était arrivée. Elle s'était frayé un passage dans la rue, jusqu'à chez lui. Il s’était contenté de les regarder entrer et d’attendre. Il ne pouvait rien faire. Quelques instants plus tard, les soldats emmenaient sa mère et son père. Kieren s’était précipité à leur suite en hurlant, les soldats l'avaient frappé, traitant ses parents de traitre tout en les poussant violemment devant eux. Recueilli par son oncle, il n'avait aujourd'hui plus que lui comme famille. Depuis ce jour, il s'était juré de se venger du Roi mais, en grandissant, il doutait de plus en plus souvent. Ses parents étaient-ils vraiment des traîtres si peu dignes d’intérêt ? Avaient-ils mérité leur mort ? Il n’en voulait plus autant au Roi, car ses parents étaient peut-être des traîtres qui auraient pu mettre en péril la cité et ses habitants.

Enfin, un client venait d’entrer. Les yeux de Kieren, du même brun que ses cheveux, scrutaient attentivement le client. Il savait ce que voulait ce client... Voler la caisse ; ce n’était pas le premier et la longue veste du nouveau venu ne le trompait pas, il dissimulait une épée.

« La caisse n’est pas à vendre. »
L’homme, qui ne s’y attendait pas, réagit trop lentement et le poignard de Kieren était déjà sur sa gorge. L’homme réfléchit intensément et très vite, il évalua la forte carrure du vendeur, son air farouche, sa détermination évidente et bien sûr, son poignard qui était tout, sauf factice. Finalement, il décida que le plus sage était de partir.
« Très bien… Très bien, je vais partir… »
Et l’homme se fit raccompagner jusqu’à la sortie, toujours sous la menace du poignard. Un liserai de sang coulait finement de sa gorge quand l’homme disparut dans les ténèbres.

Voilà pourquoi il n’avait pas de client. Trop de brigands dans les environs. C’était d’ailleurs pour ça que son employeur avait mis un poignard de service à la disposition des vendeurs. Kieren avait l’habitude de s’en servir et c’était même devenu son poignard. Il l’utilisait bien et l’avait toujours sur lui.

Être le fils d'un traître équivaut à être un traitre soi-même... Tout comme être l'ami d'un être revient à en être un... C'est ainsi qu'il avait perdu tous ses amis d'enfance. Il n’avait jamais reparlé de son enfance, et avait aujourd'hui beaucoup d'amis. De vrais amis qui feraient beaucoup de chose pour lui. Il était donc bien entouré de ce côté ; il avait des amis parmi les soldats, les marchands, les vendeurs, les mendiants. Il était heureux, mais ses souvenirs le hantaient.
Kieren, vendeur et gardien de taverne, farouche et convaincant.